B   I   S   I   N   C   A

"Psyché ranimée par le baiser d'Amour"


Sculpture de marbre réalisée en 1793
(H: 1.55, L: 1.68)
Réalisation : Antonio CANOVA
(1751-1822)


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Introduction au recueil
 

"Ithaque t’a donné le beau voyage :
sans elle, tu ne te serais pas mis en route.
Elle n’a plus rien d’autre à te donner.
Même si tu la trouves pauvre,
Ithaque ne t’a pas trompé.
Sage comme tu l’es devenu
A la suite de tant d’expériences,
Tu as enfin compris ce que signifient
Les Ithaques."

Konstantin Kavafis, « Ithaque »

Ce recueil est une composition de poésies dont chacune, de près ou de loin, a maille à partir avec un nœud de sentiments que l’on nomme communément : Amour. Il nous faut dire que les vers qui vont suivre, dans leur agencement constitutif, n’ont pas la prétention de constituer des poèmes mais simplement des poésies. C'est Dante dans sa « Vita Nova » qui fera sienne cette distinction, venant par-là séparer le rimeur du véritable poète. Le rimeur s’efforce de rechercher des rimes mélodieuses autour d’un thème élu, alors que le poète a une fonction de reproduction de la matrice culturelle. Cette fonction s’est peu ou prou perdue dans l’activité poétique dévalorisée qu’elle a été par l’activité du philosophe et celle du  théologien. Si bien que le poète, aujourd'hui, ne peut  que se contenter d’être rimeur, ce qui sera plus manifeste par ce qui suit :

Le poète est peut-être ce personnage qui, à travers l’histoire, a subi le destin le plus tragique. On pourrait dire, avec toute cette ironie qui traverse le temps tragique, qu’à force d’écrire des tragédies, les poètes grecs ont ouvert la voie à ce destin tragique. Et cela ne ferait que donner raison à cette étrange maxime de la Renaissance :

« Nul ne peut peindre une chose sans le devenir. »
Alors qu’il tenait véritablement le haut du pavé de la culture grecque, venant mêler la religion, la pensée, l’éducation, en une mouture harmonieuse au service de la Cité ; le travail du poète sera frappé en plein vol par la naissance d’une nouvelle école, l’école philosophique d’Athènes. Platon, en effet, après avoir essuyé plusieurs échecs en poésie s’efforcera de trouver une autre voie pour exercer sa rhétorique et ce sera la naissance de la dialectique philosophique. Toutefois, une fois son Ecole fondée, il restera toujours en concurrence avec l’activité du poète. C’est pourquoi, par des appuis politiques qui restent encore inconnus, il fera chasser le poète de la Cité pour que son Ecole philosophique rayonne à travers  Athènes et à travers le temps. Les poètes trouveront ensuite refuge au sein de la cour d’Alexandrie où l'on verra naître la première bibliothèque universelle. Le philosophe prendra donc la parole aux poètes, reléguant ces derniers à un statut d’amuseurs de cours, de saltimbanques, de troubadours. Le poète ne saurait désormais véhiculer ni vérités, ni vision du monde, deux fonctions dont il revient au philosophe de rendre compte.

Au Moyen-Age, avec la naissance des universités, c’est la rhétorique syllogistique de Platon et d’Aristote qui va rendre compte de l’explicitation de ce que l’on nomme aujourd'hui la religion. Maïmonide pour le judaïsme, Averroes pour l’Islam, Saint Thomas pour le christianisme, condamneront, une nouvelle fois, l’activité du poète surtout quand il s’agit de rendre compte de la tradition religieuse. La religion est affaire d’hommes sérieux et en ce sens le poète doit être exclu du registre théologique. Chassé de la Cité par Platon, il ne pourra plus éduquer le citoyen, ni proposer de nouvelles visions du monde et exclu du registre théologique, il ne pourra plus revendiquer un certain rapport au Divin ou aux Dieux. Sans foi ni raison, le poète n’aura donc d'autre salut que de rentrer dans l’errance de l’histoire.
La Renaissance sera ce moment où le poète retrouvera quelques lettres de noblesse avant d’être de nouveau terrassé par l’illusion de rationalité des Lumières. Les sciences prenant en charge la raison dans son ensemble, c’est vers la subjectivité naïve et narcissique que tendra alors la poésie avec le Romantisme. La souffrance d’un moi aux prises avec son individualité vide, ombilic d’un sujet isolé de la Cité, tel sera le modèle du poète maudit qui hante encore notre doxa, comme un spectre qui n’ayant trouvé nulle demeure dans les cieux, vient déjouer les entreprises humaines.

Bref, quel que soit l’illusoire essai que l’on peut écrire du destin tragique du poète, il me faut dire que c’est la notion d’Amour qui m’a chassé de la philosophie et de la théologie. Mon souvenir est donc bien présentement une démarche inverse du destin de la mémoire historique. Les démarches philosophiques et théologiques ont été inaptes à venir éclaircir cette dimension de l’humaine condition. Pire encore, la démarche conceptuelle utilisée en philosophie ou en théologie semble décharner l’homme de sa capacité d’amour en la recouvrant d’un voile de rationalité dont la lourdeur n’a d’égale que la cuistrerie des méthodes utilisées. 
L’acte poétique s’est donc imposé. Mais mû par quel moteur alors, me direz vous ? Pourquoi se prendre au jeu des rimes et à quelles fins ? Cette question est pour le moins difficile... Expliquer cet acte reviendrait, ce me semble, à le réduire... Cependant, comme la raison revendique toujours son droit, comme elle réclame sans cesse son dû; il me semble que cette sentence de Kierkegaard pourrait, peut être, venir dévoiler le sens de la démarche que nous avons suivie :

«Si donc l’homme qui s’est donné à l’amour de tout son sérieux est parvenu à obtenir une assurance sur la vie, on pourra le féliciter d’avoir en main une bonne police, car une matière aussi inflammable que la femme est faite pour rendre perplexe un assureur
Voilà exprimé brièvement le point d’achoppement qui a été le nôtre et dont le présent texte donne un essai de résolution par le truchement rhétorique de la poésie. Un doute profond s’est immiscé dans notre approche de l’être, une aporie insurmontable s’est dressée face à nous, brisure insurmontable qui nous contraint aujourd'hui à proposer ces quelques lignes. C'est donc de l’amour dont il sera question. Amour de la Dame Idéelle qui peut prendre pour robe la Ville, l’Etat ou la Religion et amour simple de la femme dans le registre de la sexualité.

On trouver a étrange, voire saugrenu, de ne pas introduire de distinctions analytiques entre l’amour pour une femme et l’amour que tout homme porte, dans son engagement dans l’humaine condition, pour une autre personne en général et enfin cet amour qu’il tente de faire jaillir de sa nature en lui donnant site dans une transcendance religieuse ou mystique. La raison est simple : l’amour ne peut être conceptualisé, confiné dans des divisions, véritables geôles qui nous éloignent de la singularité humaine, cette singularité qui ne cesse de voler par delà les murs et les frontières. Nous sommes donc contraints par l’être lui-même, c'est à dire l’être en tant qu’être, de faire un vaste détour pour rendre compte de l’amour et ce détour n’est rien d’autre que la versification. Nous plaçons donc la poésie précisément là où tant d'interprètes d' Aristote établissaient le siège possible d’une métaphysique, métaphysique dont on attend toujours ne serait-ce qu'une idée.  Si la métaphysique est encore trouvable et si cette quête est la couronne même de la rationalité, on ne saurait la construire là où ces interprètes, que l'on nomme les théologiens, nous ont enjoint de la débusquer *. La métaphysique fondamentale, cette science de l’être, c’est la poésie. Voilà quel était déjà le message du poète-philosophe Parménide, avant le drame de la scission platonicienne entre philosophie et poésie.

Bref, à nier le concept, on se demande bien de quoi nous allons parler maintenant. Somme toute, nous voilà au point infinitésimal où notre discours devrait vaciller du concept à la métaphore, de la prose à la rime. Mais pas encore ! Il nous faut encore parler du vide même du concept qui peut rendre compte de l’amour. Et, je dois l’avouer, en nul lieu je n’ai trouvé une illustration aussi subtile de ce point de bascule entre concept et métaphore que dans cette sentence de Bruno Pinchard. Animé par une passion empreinte de mesure pour l’oeuvre de Dante, il nous confie en effet :

« Nous sommes traversés par un amour plus ancien que nous-mêmes dont nous ne saurons peut-être jamais rien si ce n’est qu’il nous rend ainsi sensible.»
Somme toute, l’amour passe entre les générations comme le sable fin entre les doigts mal assurés du nouveau-né. Métaphore donc ! Point limite qui semble nous suggérer que si le temps s’écoule c’est qu’il y a des générations qui s’écoulent ; c’est qu’il y a du temps, temps que le langage ne fait que dévoiler. Le temps poétique est le temps même de l’homme qui se trouve au plus proche de son être. Il faudra donc considérer le texte rimé qui va suivre comme une obole symbolique aux poètes ; une contribution à notre échelle à une histoire poétique dont l’horizon se dessine dans le brouillard épais d’une impossibilité qui s’est déjà assez niée pour advenir pleinement maintenant.

C’est autour de la notion de « Bisinca », métaphore du baiser d’amour absolu dans les Ecritures, que nous réunissons quelques poésies. Nous devons au Florentin Jean Pic de la Mirandole la vulgarisation de cette notion. Elle vise à interroger le statut de la femme tant dans le cadre religieux que dans le cadre philosophique ou encore étatique. Plus pratiquement, cet essai poétique vise à réintroduire le corps féminin dans le sujet amoureux ; si l’amour ne peut être divisible, il est clair alors qu’il revient à la femme de se fendre, béance charnelle par laquelle s’ouvre Amour.
Amour, sexe et plaisirs, sont donc au centre de l’équilibre culturel, et par voie de conséquence au coeur de la Cité,  aussi policée soit elle. Ce lien entre l’homme et la femme est le pacte de l’homme avec sa Cité, lien qu’il revient sans cesse au poète de nouer par des histoires, des aventures et des récits.
« Bisinca » n’est qu’un essai dans ce registre, essai précaire, distendu, inachevé.

* Passage modifié le 11.12.2004 ...

VILLEGAGNONS
Bretagne/ Breizh 
Juin, 2004


Remerciements: Alexandre de Prittwitz, Cyril Chênebeau,
Jean-Noël Evanno, Olivier Guillaume, Chris Bernard . . .
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